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Interview d’Olivier Gillet, Mutable Instruments

Pour célébrer la nouvelle mouture du site web Samplestation, voici une interview fleuve d’Olivier Gillet, le cerveau et les mains derrière Mutable Instruments, et créateur du Shruthi et de l’Anushri, synthés petits-mais-costauds à construire soi-même.

- Bonjour Olivier, peux-tu nous dire comment a débuté l’aventure Mutable Instruments ?
L’été 2009, un ami m’a envoyé un lien sur un petit bricolage à base d’arduino. À l’époque, je ne connaissais rien à l’électronique. Ça a été un peu la révolution pour moi de savoir qu’il était possible d’avoir pour 20€ une petite boîte sur laquelle on pouvait faire tourner du code. Je m’en suis achetée une avec quelques composants, et en quelques heures j’avais fait une interface CV/Gate pour mon SH-101.
Encouragé par mes résultats, j’ai décidé de me bricoler une autre petite machine musicale, acquérant les compétences en électronique sur le tas et me décidant à « formater » mon projet sous forme de kit pour le partager. Ce projet est devenu le Shruthi et il a pris une place grandissante dans ma vie (et des cartons dans mon appart).
À mesure que la taille des séries de kit a augmenté, le besoin d’une vraie structure pour cette activité s’est fait sentir. Fin septembre 2011 Mutable Instruments devient une vraie SARL, et je décide de m’y consacrer à plein temps au printemps 2012. Mais à aucun moment je me suis dit « allez hop, je vais monter une boîte qui fait des synthés » – cela a été une évolution très naturelle. On ne peut pas dire que Mutable Instruments a été « lancé » – juste une transition et une montée en charge.
Avant, je m’intéressais à l’aspect logiciel des choses (une demi douzaine de logiciels musicaux obscurs à mon actif, le plus célèbre est un mini-DAW ultra-complet pour PalmOS), au traitement du signal (j’ai écrit une thèse sur la modélisation et l’analyse des boucles de batterie – qui était en quelque sorte le précurseur de la fonction « Drums to MIDI » du dernier Ableton Live), et à l’informatique (systèmes distribués pour l’analyse statistique de gros volumes de données).

-  Quelle est la « philosophie » de Mutable Instruments ?

Il y a vraiment plusieurs points qui ressortent.

* Si ça sonne pas, ça passe pas. Je suis assez sévère avec moi sur ce que doivent faire mes machines en terme de rendu sonore subjectif.
Quand le Shruthi était en cours de conception, je passais des après midi sur mes synthés ou dans des magasins de musique pour jouer sur des produits Moog, Doepfer, DSI que je n’avais pas – au début je me prenais ma claque, et sur la fin, je n’étais plus impressionné du tout et commençais par remarquer des défauts, des trucs que je n’aurais pas fait pareil…

* Être généreux dans les fonctions proposées. J’essaie de toujours « remplir » mes machines. Par exemple, Anushri devait être au départ un synthé et s’est vu greffer « en bonus » une section rythmique. C’est une lame à double tranchant, parce que parfois ces fonctions ne sont pas aussi « performantes » qu’elles l’auraient été si elles avaient été intégrées au début de la conception. Mais je trouve ça toujours bête quand un constructeur vend une version pro et normale « bridée » d’une machine avec juste un cavalier quelque part qui fait la différence, ou vend la même carte électronique avec 3 firmware différents…

* L’open-source. Je suis décidé coûte que coûte à toujours publier le plan et le code de mes machines. Mon passé dans la recherche et dans l’informatique m’a montré que la transparence est le meilleur gage de qualité et vérité qui soit. Voir des constructeurs entourer de mystère
le fonctionnement de leurs produits, parler vaguement de technologies propriétaires ultra-secrètes (ou pire, de brevets) me donne vraiment la nausée – parce que très souvent il n’y a rien derrière. Savoir que mon code et ma conception pourront être lus, analysés, critiqués, me pousse à soigner encore plus mon travail. Sans parler des possibilités pour les plus motivés qui pourront profiter de la disponibilité du code pour personnaliser leur machine.

* Une certaine recherche « historique » et « érudite » dans les techniques de synthèse, les circuits, les fonctions réalisées. Je sens que le couple step-séquenceur + synthèse soustractive est important, mais le suivre à la lettre m’ennuie beaucoup. Je cherche des chemins détournées, des variations, un peu comme sur le Shruthi avec ses oscillateurs bizarres ou les modes de variation des pas du séquenceur.
Je m’en veux de n’être pas allé jusqu’au bout de cette démarche, mais je compte bien rectifier le tir sur des produits à venir.

- Pourquoi cet attachement à un univers indien ?
C’est enraciné dans mon histoire personnelle, depuis pas mal de temps. Il n’y a aucune considération philosophique ou religieuse derrière. Je trouve ça plus joli que les têtes de mort, les vaisseaux spatiaux, ou les appareils de mesure.

* Peux-tu nous présenter en quelques mots les instruments que tu proposes ?

Le Shruthi est un synthé mono hybride (oscillateurs numériques + filtre analogique). Il se distingue par la variété des techniques de synthèse mises en oeuvre dans sa section oscillateurs et par la richesse des options de modulation. Le synthé est décliné en 6 « personnalités » différentes équipées chacune d’une section filtrage analogique différente.


Ambika est une version surboosté du Shruthi à 6 voies – qui peut être utilisée comme un poly 6 voies, un synthé multitimbral à 6 voies mono, ou n’importe quelle configuration intermédiaire. Là encore, chaque voie est sur sa propre carte électronique, et ces cartes sont déclinées en 3 variantes pour proposer différents caractères sonores.


Anushri est un synthé mono analogique à un VCO + filtre multimode. Il est beaucoup plus limité que le Shruthi dans ses options de synthèse; mais il dispose d’une interface sans écran/menu qui le rendent plus direct et plus « fun » à jouer. Il est équipé d’un séquenceur pas à pas, et d’une section rythmique originale basée sur la « sculpture » de patterns.


Enfin, le MIDIpal est un petit boîtier « couteau suisse MIDI » permettant de manipuler des flux de notes MIDI. On peut s’en servir comme arpéggiateur, comme mini séquenceur pas à pas, pour dispatcher les notes d’un accord vers différentes machines mono, pour jouer des accords à une note, et tout un tas d’autres fonctions couvrant des registres utilitaires et/ou créatifs. C’est également le premier produit Mutable Instruments qui est vendu préassemblé.


- A propos de l’esprit DIY : revendiques-tu un esprit de communauté, où le concepteur est à l’écoute, fortement guidé par les utilisateurs ?

La communauté est une source importante de motivation pour moi, je n’hésite pas à m’adresser à elle quand j’ai besoin de retours sur des prototypes, idées de produits… mais il est très important de trouver un bon équilibre. Le public demande rarement des nouveautés ou des choses qu’il ne connaît pas. J’ai vu sur plusieurs forums des discussions type « inventons le synthé de nos rêves« , et les résultats ont toujours été des monstres de Frankenstein, jamais assez de VCOs, LFOs et enveloppes ! J’essaie de filtrer de telles demandes….

- Tu te démarques de nombreux projets DIY en affichant une identité forte dans les choix de design, de conception, une volonté de qualité, le fait de proposer des versions en kit ou  assemblées, etc. Bref, il y a un caractère « pro », des choix affirmés et assumés là où certains projets DIY font plus figure d’expérimentation : quelle est ta posture par rapport à ceci ?
Ma finalité est de créer des instruments et de les partager. L’approche DIY a été pour moi un moyen efficace d’arriver à ce but en partant de rien : on peut créer rapidement et à faible coût des produits avec des technologies accessibles, et il n’y a pas de gros investissement nécessaire pour les diffuser sous forme de kits. Mais on ne peut pas dire que je sois particulièrement dévoué à ce mode de diffusion – il a des limites techniques et économiques qui en font un très mauvais choix pour les nouveaux projets qui m’occupent actuellement.
Je ne suis pas moi même un bon DIY-er, j’ai horreur de devoir câbler quoi que ce soit – ce qui explique peut-être que mes kits sont plus faciles et mieux documentés que d’autres !

- De qui te sens-tu proche parmi les autres créateurs d’instruments «boutique » ou DIY ?
Parmi les petits constructeurs, j’apprécie beaucoup le travail d’OTO machines – il y a de fortes chances d’ailleurs que je mette la main à la pâte pour leur prochaine machine.
Dans le monde du modulaire, Make Noise et Intellijel. Dans le monde du DIY : Yusynth, Tony Allgood (Oakley), CGS.

Parmi les plus grands constructeurs, j’admire beaucoup le travail de Dave Smith. Pas spécialement pour la qualité sonore, mais plus pour l’honnêteté qui s’en dégage – il est très humble dans ses créations et ne prend ses clients ni pour des idiots, ni pour des hipsters, ni pour des vaches à lait. Je suis en fait plus motivé par l’envie de ne pas ressembler à certaines marques, que par l’envie de ressembler aux marques sus-mentionnées. Ma plus grande « anti-influence », c’est Moog.


– Quels sont tes goûts musicaux ?

J’aime entendre l’électronique à l’œuvre avec d’autres instruments, à commencer par la voix. J’écoute finalement assez peu de musique où tout ce qu’on entend vient de synthés, et j’aime souvent aussi prendre des « vacances » purement acoustiques…
En vrac : Broadcast, Victoria Bergsman, Seeland, Patrick Watson, Stereolab, Portishead, Pram, Movietone, Sam Prekop / The sea and Cake, tout ce qui vient de chez Ghost Box, Zombie Zombie, Martina Topley-Bird, Deerhoof, Emitt Rhodes, Massive Attack, Jonathan Richman, Tortoise, les Talking Heads, Jessica Bailiff, the High Llamas…

J’ai aussi plusieurs petits plaisirs honteux – dont les groupes de synth-pop/new-wave britanniques (Depeche mode, Duran duran, Ultravox, Eurythmics…) qui ont été ma première exposition aux sons synthétiques et dont je connais les albums par coeur – et les chansons de l’âge d’or du cinéma indien (les duos de Asha Bhosle + Mohammed Rafi ou Mukesh + Lata Mangeshkar font fondre mon petit cœur de beurre).

Quels sont les instruments de musique qui t’ont marqué ?
L’ESQ-1, le SH-101, l’Evolver, les premières boîtes à rythmes à ROM (Drumtraks, DMX). Le D50 pour le choix des samples et formes d’onde en ROM – il y a quelque chose de très nouveau et assez charmant dans ces choix d’instruments du monde et de sons de la nature.


Et dans la vie ?

Mon expérience de l’enseignement et de la recherche a été déterminante.
La recherche m’a appris à mener une réflexion et construire quelque chose sur le long terme – planifier et gérer émotionnellement les impasses ; mais aussi à aller vers les solutions qui s’imposent d’elles mêmes par leur vérité/qualité plutôt que via la persuasion et la communication.
L’enseignement m’a montré que les idées prennent toute leur valeur quant elles sont partagées. Ce que je retire surtout de l’Inde c’est le désir, et les choix de vie qui vont avec, de ne pas prendre de place.

- Quelle(s) évolution dans le futur pour MI ?
Ma première envie est de cesser de développer mes produits sous forme de kits DIY. J’ai énormément d’idées de produits qui ne « tiennent » pas dans ce format – soit parce qu’ils nécessitent des composants performants disponibles uniquement en CMS, soit parce que l’effort de R&D nécessaire aboutira à un produit au coût très élevé (et je me vois mal vendre un kit à 1500€ juste parce qu’il y a eu 18 mois de R&D derrière), soit parce que la complexité du circuit sera telle que gérer les DIYers l’assemblant sera cauchemardesque.

J’ai pensé à un moment au modèle « produit disponible en kit ou assemblé » – je ne parle pas de l’idée sadique d’embaucher un ouvrier qui soudera des kits toutes la journée… En fait à la fin du développement d’Ambika et d’Anushri, j’ai passé tout l’été à reconcevoir leurs cartes avec des CMS, dans l’idée de les faire assembler industriellement. Ce n’est qu’à la fin, chiffrages et protos en main, que je me suis rendu compte que le résultat était très bâtard – un produit avec tous les défauts et limitations imposées par son origine DIY, et coûtant aussi cher que la concurrence. Je pense que c’est un peu futile de trouver un dénominateur commun entre industrie et DIY. Il n’y aura donc pas d’Ambika, Shruthi ou Anushri industriellement assemblés – mais plutôt des produits sans lien avec la gamme DIY existante et tirant meilleur partie des possibilités offertes. J’ai actuellement plusieurs projets qui sont arrivés simultanément au stade d’une première production industrielle – des pré-séries sortiront de lignes de production françaises fin février. Rien qui ne vaut la peine d’être présenté/annoncé pour le moment.

Les choses changent dans le monde de l’analogique. Il y a un an, un petit constructeur pouvait encore se dire « je vais sortir un synthé analogique soustractif » et se trouver un public. Ça ne me semble plus le cas aujourd’hui, surtout vu ce dernier NAMM, où des gros comme Moog, Korg ou Arturia occupent le terrain avec des prix contre lesquels il est impossible de se battre. La conclusion que j’en tire, c’est que les petits constructeurs vont devoir se creuser les méninges pour essayer d’apporter quelque chose de nouveau, et ça va être plutôt intéressant pour le public.

- On ne sent pas chez toi de clivage entre analogique et numérique…
Les deux domaines me mettent à l’aise, j’aime les possibilités de traitement, filtrage, waveshaping qu’offre l’analogique ; et j’aime le numérique parce qu’il permet de m’exprimer avec du code. Pas surprenant que les architectures hybrides m’intéressent !

- Tu parais relativement discret; Pour ta compagnie, souhaites-tu une plus forte publicité ou au contraire maintenir le « travail dans l’ombre » afin de mieux maîtriser la vitesse
d’évolution ?

C’est en partie dû au fait qu’un kit est un produit aberrant sur le plan économique. La réalité est que le kit du Shruthi n’est pas un sachet de composants, mais aussi plus d’une année de développement, et une tranche de temps de support variable de ma part, qui peut aller dans les cas extrêmes jusqu’à la journée. Je suis un peu piégé à ce sujet parce que répondre « démerdez-vous » à tous mes clients qui me contactent à propos d’un problème d’assemblage me paraîtrait injuste – et je prends encore beaucoup de décision du point de vue de ce que j’aimerais qu’on me réponde si j’étais client plutôt que de ce qui est dans mon intérêt en tant qu’entreprise. Donc au final, un kit du Shruthi = de mon temps, et c’est une ressource rare, qui ne peut pas être dupliquée. Élargir mon activité actuelle n’aurait donc pas de sens – essayer de conquérir un public plus large fera venir des clients de plus en plus éloignés de l’esprit DIY, qui vont avoir des difficultés à assembler les kits et exigeront un SAV poussé. C’est pour cette raison aussi que j’évite les canaux de distribution classiques, qui « poussent » des produits à n’importe qui. C’est relativement frustrant de ne pas pouvoir être fier de ses créations – de se retrouver comme ça à craindre qu’elles aient du succès. Je pense que les choses iront un peu mieux quand je vendrai une boîte avec un truc qui marche dedans.

Concernant la vitesse, une petite entreprise est à la merci de ses fournisseurs et sous-traitants, ce n’est pas comme Apple. Je préfère dire « ça sera prêt quand ça sera prêt » que « ça sera prêt à telle date » et me tromper à 50%.

Merci !

http://mutable-instruments.net/

10 réponses

  1. Photo du profil de geronimo2

    Olivier Gillet de Mutable Instruments sera présent dans les locaux de l’importateur français MESI à Paris pour présenter de nouveaux modules (Frames, Yarn et Tides ) et aller à la rencontre des participants .
    Cela aura lieu le 5 avril 2014 .

    http://www.modularsquare.com/blog/lagenda-des-rencontres-modularsquare/

  2. Photo du profil de

    Cela donne vraiment envie d’investir dans un de ces kits. ^^

  3. Photo du profil de

    Superbe projet, qui donne lieu à de magnifiques instruments. Je ne me lasserai jamais de mon Shruthi en 0.93, son caractère, sa modularité, la modularité des routages, me surprennent systématiquement. Sans le succès de Mutable, il n’y aurait sans doute pas autant d’action chez les gros fabricants en ce moment, mais on ne peut qu’être touché par tant de clairvoyance et de transparence. Merci!

  4. Photo du profil de

    J’étais déjà fan de MI avec un 4pole et un ambika à mon actif, me voici fan du gars maintenant.
    Merci à toi SNK pour l’interview et surtout merci Olive!

  5. Photo du profil de

    Je vais certainement le lire plusieurs fois: je ressens beaucoup de positif de la part de cette personne à travers ce texte, c’est incroyable .

  6. Photo du profil de

    Un gros merci SNK pour cette interview!

  7. Photo du profil de

    Très bonne interview, ce type est formidable !!

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